Parce que vous croyez que ça a été facile de vivre au milieu de ces dégénérés?
C'est pas de leur faute, notez-bien! gamin on n'avait pas un rond, souvent on manquait. Moi j'étais le chou-chou de maman, alors ça allait, mais les autres, et surtout les derniers, comme Pépé, ils n'ont pas vraiment eu leur ration tous les jours!
Et après, chez le troll, on mangeait, mais les torgnoles qu'on se prenait, à nous casser le crâne, à nous briser le dos, à nous piler les membres... Ils n'ont pas tenu, c'était trop. Moi j'avais la haine, l'attente; j'étais l'aîné, le plus fort, je devais l'avoir.
Et je l'ai eu.
Un gamin contre un troll pilleur de grand-chemin, j'ai eu de la chance, c'est sûr! mais je suis devenu Pierrot Troll-Killer. Vous imaginez? de là d'où je venais? Ça m'a un peu monté à la tête, c'est sûr.
Alors j'ai pris mes frères sous le bras et je les ai laissé dans la ville la plus proche, Tremiel. J'étais fier! J'étais Troll-Killer! Je voulais découvrir le monde, sans six ratés collés à mes basques... Vous auriez fait autrement, vous?
Et j'ai découvert le monde. Et le monde ne m'a même pas remarqué.
Ça n'a pas été facile, errant d'une bourgade à l'autre à la recherche d'aventures, d'exploits, je ne trouvais que des fonds d'auberges. Je négociait à l'hôte le cul de sa daube froide si mon histoire avait fait rire les libérateurs de princesses, les trousseurs de dongeons, les tueurs de dragons, arrêtés là pour la nuit. Je rêvais de leurs exploits, et au matin ils étaient déjà parti les réaliser. Moi je reprenait le chemin, en ressassant la mort de mon troll, lui inventant des appétits d'ogres, des filles couronnées, des bottes de sept lieues... de plus en plus magnifique.
Une fois, de passage par Kalabam, j'ai entendu parler des Frères du Petit Poucet, combattants dans l'arène, j'ai cru que mon heure avait sonné! Pierrot Troll-Killer ne sauverait pas la veuve et l'orphelin, mais il vaincrait, frère prodige, les gladiateurs colossaux!
Ou pas.
Ma gloire restera cet unique coup, placé dans l'échine du monstre qui gardait prisonnier sept gamins abandonnés par leurs parents. Il n'y aura pas d'autres faits d'arme pour Pierrot, le roussot, chou-chou de sa mère et idole de ses frères.
C'est pas rien! mais c'est pas beaucoup... Mes rêves m'emmenaient bien plus loin, au-delà des montagnes de l'Est, des glaciers du Sud; et surtout bien plus loin de la chaumière misérable, où un couple de bûcherons se morfond encore de nous avoir perdus.
C'est dans le sable des arènes de Kalabam que je finis, terrassé par la hallebarde d'une trollesse vengeuse.
Adieu. |